Didier Lockwood, compositeur.
Premier prix Sacem de composition de musique contemporaine à seize ans, Didier Lockwood s’écarte assez rapidement de ce milieu, qu’il considère comme trop clos, pour entreprendre la carrière de violoniste de jazz qu’on lui connaît. C’est à trente-cinq ans qu’il décide, à la faveur d’une commande, de revenir à la composition symphonique. Puis vient son union avec la soprano lyrique Caroline Casadesus (fille du célèbre chef d’orchestre Jean-Claude Casadesus), pour laquelle il écrira Hypnoses, un cycle de douze mélodies symphoniques, qui le fait renouer avec l’univers classique. Il redécouvre ainsi la richesse du répertoire et écrit à nouveau pour l’orchestre. Son bagage d’improvisateur, qui lui a permis d’acquérir une habile liberté d’expression, rend alors son approche de la composition bien plus facile, plus immédiate. Enfin, sa rencontre avec le génial orchestrateur Hubert Bougis le propulse dans une nouvelle forme de composition.
En effet, Didier Lockwood se prend de passion pour l’outil informatique et y trouve un réel plaisir ludique, un confort certain, pour écrire sa musique. Écrire et surtout entendre simultanément sa création musicale lui fait dépasser ses limites. Il construit ses œuvres, note après note, prenant appui sur son solide réflexe d’improvisateur : Didier Lockwood ne prémédite pas, il navigue à vue.
De plus, son statut de jazzman l’autorise à échapper aux contraintes et aux querelles de style que subissent les compositeurs d’aujourd’hui : il se met ainsi à l’écart de l’impitoyable guerre que se livrent l’atonal et le néo-tonal. Didier Lockwood se veut libre, libre d’employer l’outil musical à son gré et dans son intégralit��, libre de se faire plaisir par des phrases tantôt lyriques, tantôt rythmiques ou abstraites, libre mais rigoureux. Respectueux, aussi, de la liberté qu’il laisse à l’auditeur.
Ses interprètes
Didier Lockwood a profité de l’enregistrement d’Hypnoses, disque de sa femme Caroline Casadesus, à Omsk en Sibérie, avec l’Orchestre Symphonique de la ville dirigé par Evgeny Shestakov, pour réaliser la captation des concerti du présent disque.
Les choix du lieu d’enregistrement et de l’orchestre ont été dictés par le pianiste russe Daniel Kramer, habitué des orchestres de son pays d’origine. Ce dernier avait déjà interprété le concerto avec l’orchestre d’Omsk et avait fait écouter l’enregistrement du concert à Didier Lockwood. Celui-ci avait été frappé par la qualité rythmique et le son de l’orchestre. Mais ce qui décida le violoniste à aller enregistrer ses œuvres si loin, ce fut aussi l’impossibilité matérielle de le faire avec un orchestre français, financièrement inaccessible pour lui. C’est ainsi que la ville d’Omsk et son orchestre ont accueilli Didier Lockwood pour neuf jours d’enregistrement, au cours desquels furent captées les douze mélodies symphoniques d’Hypnoses et les deux concerti. Ce fut pour le compositeur une expérience humaine et musicale fantastique!
La musique de Didier Lockwood est aujourd’hui souvent jouée en Russie. Le public et les mélomanes trouvent au compositeur français beaucoup d’analogie avec les compositeurs russes à tel point que certains le nomment le « nouveau Bernstein russe », ce que Didier Lockwood apprécie tout particulièrement tant il aime ce peuple et sa culture.
Le Concerto de piano
Créé en 2000 par le pianiste Franck Braley et l’Orchestre National de Lille sous la direction de David Wroe lors du festival de la Côte d’Opale, le concerto de piano est une pièce dans laquelle Didier Lockwood s’essaie à un art nouveau : le “zapping symphonique”. Deuxième œuvre symphonique écrite par le violoniste, elle est jouée depuis plusieurs années sur les grandes scènes mondiales, comme le prouve sa récente exécution au Centre Musical International de Moscou, en compagnie de l’Orchestre Philharmonique de Moscou.
La densité et la multitude des riches ambiances et couleurs musicales, ainsi que leur enchaînement rapide, prennent le pas sur l’habituel concept de développement thématique classique. Didier Lockwood croit en effet qu’il est indispensable aujourd’hui de recréer, pour l’écriture symphonique, un espace-temps musical à l’image de celui qui régit notre époque.
Tout, aujourd’hui, va plus vite, les informations se bousculent dans leur diversité et cela dans des contrastes les plus abrupts : le mélomane s’est transformé en consommateur de musique, les musiques actuelles et populaires sont toutes construites sur la pulsation rythmique et la qualité sonore (spectre des fréquences élargi : sub bass, etc…). Didier Lockwood est convaincu que la « réhabilitation » de la musique symphonique auprès du grand public passera par cette prise de conscience : « Le public a besoin d’émotions fortes diversifiées et condensées sinon il zappe. » Le compositeur tente donc de garder son auditoire en éveil, opérant à de brutaux changements d’ambiances tout en gardant une ligne classique, parfois contemporaine, toujours richement orchestrée par Hubert Bougis.
Dans cette pièce transparaissent le compositeur jazzman et son goût pour les musiques ethniques, notamment celles venues d’Orient. Il dit lui-même avoir écrit cette oeuvre « telle une improvisation. Rien n’est ici prémédité.»… même la reprise d’un ancien thème de ses compositions, « Phœnix 90 », s’est imposée à lui à la fin du mouvement lent pour débuter, dans un même souffle, le troisième mouvement. Hubert Bougis, par souci de cohérence mélodique, a choisi d’utiliser ce thème dès l’introduction du concerto.
La difficulté et l’originalité de cette oeuvre résident donc en sa complexité rythmique car elle demande la même rigueur d’exécution que celle que l’on peut trouver dans les musiques actuelles fondées sur le “groove”, paramètre musical très rarement utilisé dans la musique symphonique dite classique.
Le très bon chef Evgeny Shestakov, qui a réadapté certains passages du concerto, est parvenu à plier son superbe orchestre à cette discipline du rythme et du « zapping symphonique ». Le grand pianiste Daniel Kramer, aussi à l’aise dans l’interprétation jazz que dans la veine classique, transcende ce concerto de manière étonnante ; sa mise en place et son interprétation sont époustouflantes !
Le divertimento pour violon et piano
Cette petite pièce divertissante a été créée par Didier Lockwood et le jeune et excellent pianiste Sergio Tiempo à l’Unesco, lors du gala du C.N.E.A. (le Comité National pour l’Education Artistique), dont le violoniste est Président d’honneur. Elle est dédiée à son ami Alain Casabona, secrétaire général de ce comité. La pièce est un constant glissement entre une musique impressionniste, faisant parfois penser aux musiques de films muets, le jazz et l’improvisation. Cette œuvre demande une grande assurance rythmique et une connaissance certaine de l’improvisation. L’enchaînement des deux séquences d’improvisation s’opère dans un passage d’une écriture à sept temps pour le violon, à une écriture à cinq temps pour le piano. Le pianiste ukrainien Dimitri Naïditch montre ici sa science exceptionnelle de l’improvisation mais aussi sa grande force technique au service d’une sensibilité exemplaire, dans le respect le plus total du texte.
Le concerto de violon « Les Mouettes »
Ce concerto est la première oeuvre symphonique composée par Didier Lockwood. Commandée en premier lieu par Marc Soustrot et l’Orchestre des Pays de la Loire, avant que ce dernier ne se sépare de son chef, elle est finalement créée par Jean-Claude Casadesus à la tête de l’Orchestre National de Lille au cours de l’année 1996.
Cette pièce a été jouée à maintes reprises à Paris, à New York, à Tbilissi, au Capitole de Toulouse, à Moscou, à Cannes etc… puis tout récemment au Barbican Hall de Londres avec le London Symphonic Orchestra.
Cette oeuvre pour violon électro-acoustique et orchestre est un véritable voyage au cœur des influences du violoniste. Le second mouvement a été écrit en premier, suivi du premier puis du troisième mouvements. Didier Lockwood a demandé à l’orchestrateur Hubert Bougis de déployer une masse orchestrale imposante car l’amplification du violon permet à ce dernier de toujours s’élever au dessus de l’orchestre. Le travail conjoint avec l’orchestrateur a donné l’occasion à Didier Lockwood de s’initier rapidement aux techniques d’orchestration. La collaboration entre les deux hommes fut très fructueuse : dès les premières représentations, la pièce obtint un triomphe.
Dans un premier temps, il avait été demandé à Didier Lockwood d’insérer sa fameuse cadence des « Mouettes » dans un environnement symphonique, c’est pour cette raison que le deuxième mouvement fut écrit en premier. C’est ce mélange entre sons d’orchestre puis sons et effets du violon électro-acoustique qui fait l’originalité du concerto.
Le premier mouvement du concerto respecte la tradition classique bien que la cadence, exempte d’effets, soit improvisée. On y retrouve les amours de jeunesse du compositeur pour Mahler, Stravinski, Bach et Christian Vander (du groupe Magma) et parfois pour Varèse. Là encore, la précision rythmique est omniprésente. Le solo sur l’orchestre puis la cadence improvisée sont basés sur le fameux système de tablature du violon mis au point par Didier Lockwood et développé dans sa méthode d’improvisation et de violon jazz Cordes & Âme.
Le second mouvement est un hommage à la musique française et aux origines natales du compositeur. Originaire de Calais, ce dernier partait souvent seul se recueillir et rêver sur les hautes et magnifiques falaises du cap Blanc Nez, bercé par l’incessant chant des mouettes. Ici, le violoniste s’attache plus à la forme et au développement mélodique, comme s’il se permettait de suspendre le Temps. Le thème, extrêmement lyrique, s’ouvre, après des changements d’éclairage subtils, sur la cadence électro-acoustique du violon. L’univers bascule alors dans le « purement descriptif ».
Cette cadence est entièrement interprétée « en direct » : c’est l’appareillage d’effets électroniques et un enregistreur numérique en temps réel adapté au violon qui permettent d’obtenir une séquence musicale proche de la musique concrète. L’enchaînement des deux univers sonores (orchestre et séquence électro-acoustique) est une grande réussite car elle n’agit pas comme une rupture mais comme une métamorphose « timbrale » et onirique.
Dans le troisième mouvement, Didier Lockwood nous invite à un voyage vers l’Orient en traversant les contrées de l’Est avec leur tradition musicale chatoyante et populaire des danses roumaines ou hongroises. La volonté du compositeur est de bien faire sentir à l’auditeur la progression du voyage : le mélange des styles de l’introduction, révélant premièrement le thème principal, nous emmène progressivement de l’Occident aux portes de l’Orient. En effet, on sait que le violoniste a souvent, au cours de sa carrière, mêlé son archet aux musiques orientales du Maghreb, à celles de l’Inde ; pour preuve sa cadence improvisée, véritable hommage à ces musiques qui savent rallier le spirituel au corps et à la danse.
Didier Lockwood nous fait ainsi savoir que, pour lui, la musique est une fête, une expression sensuelle qu’il se refuse à sacraliser. Cet ultime mouvement met en lumière l’incroyable qualité rythmique de l’orchestre qui pourrait parfois faire penser à un big band de jazz tant l’expression du groove ou du swing est présente. Presque du jamais entendu pour un orchestre symphonique…
Propos recueillis par Pauline Guilmot.
Avril 2005.